La Tontine (Alain-René LESAGE)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 20 février 1732.

 

Personnages

 

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, médecin

MONSIEUR BOLUS, apothicaire

ÉRASTE, amant de Marianne

CRISPIN, valet d’Éraste

AMBROISE, valet de Monsieur Troupe-Galant

MARIANNE, fille de Monsieur Troupe-Galant

FROSINE, suivante de Marianne

TROUPE DE SOLDATS

 

La scène est à Paris chez Monsieur Troupe-Galant.

 

 

Scène première

 

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, MONSIEUR BOLUS

 

MONSIEUR BOLUS.

En vérité, monsieur Trousse-Galant, vous êtes un habile homme. Depuis trente-cinq ans que je suis dans la pharmacie, foi d’apothicaire, je n’ai point vu de médecin qui raisonnât plus solidement que vous.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Je possède, je l’avoue, parfaitement mes auteurs. Je fais la médecine à fond. Personne n’a pénétré plus avant que moi dans les secrets de la nature... Mais laissons-là les louanges : je ne les puis souffrir. Je vous amène chez moi pour vous parler d’une affaire importante pour nous deux. Vous voulez bien auparavant que je m’informe si, pendant que j’ai été en ville, personne ne m’est venu demander... Frosine, holà ! Frosine !

 

 

Scène II

 

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, MONSIEUR BOLUS, FROSINE

 

FROSINE accourant à la voix de monsieur Trousse-Galant.

Comme vous criez ! hé bien, monsieur, que me voulez-vous ?

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, à Frosine.

Ne m’est-on pas venu chercher de la part de madame la baronne de Tronsec ?

FROSINE.

Non, monsieur.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Tant mieux. C’est signe que le dernier remède n’a pas produit un mauvais effet. Et de chez moniteur Bonnegriffe le procureur, a-t-on envoyé ?

FROSINE.

Oui, monsieur.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Bon. C’est pour me dire apparemment que la tisane rafraîchissante que je lui fis prendre hier au soir. Ta guéri de sa pleurésie.

FROSINE.

Oui ; car le pauvre homme est mort cette nuit. Son maître-clerc en furie est venu pour vous apprendre cette nouvelle. Il vous a maudit monsieur Bolus et vous. J’ai voulu prendre votre parti. Il m’a dit un million d’injures. Heureusement je suis faite à cela. Je l’ai écouté de sang-froid.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

De quoi peut-on se plaindre ? j’ai fait saigner le malade plus de vingt fois. Je l’ai rafraîchi. Il devait guérir suivant nos anciens.

FROSINE.

Et mourir suivant les modernes.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Retirez-vous, impertinente. Il vous sied bien à vous de parler contre les docteurs en médecine ! laissez ce soin-là aux chirurgiens.

Frosine sort.

 

 

Scène III

 

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, MONSIEUR BOLUS

 

MONSIEUR BOLUS.

Entre-nous, monsieur Trousse-Galant, je n’ai pas bonne opinion de cette tisane rafraîchissante que vous me faites faire pour les pleurétiques.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Effectivement en voilà douze qu’elle m’emporte, sans compter moniteur Bonnegriffe.

MONSIEUR BOLUS.

Et sans compter aussi madame Trousse-Galant, votre épouse, à qui vous la baillâtes l’année passée.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Il est vrai.

MONSIEUR BOLUS.

Ça mériterait quelque attention.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Point du tout. Un bon médecin va toujours son train, sans se rendre à des épreuves qui blessent des principes établis et reçus dans l’école.

MONSIEUR BOLUS.

C’est une autre chose.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Je n’en démordrai jamais.

MONSIEUR BOLUS.

Vous ferez sagement.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Venons à l’affaire dont je veux vous parler. Vous savez, moniteur Bolus, que je vous ai toujours regardé comme mon meilleur ami.

MONSIEUR BOLUS.

Vous me rendez justice. J’étais bien serviteur de feu moniteur votre père, et c’est moi qui lui ai fourni les drogues dans la maladie dont il est mort.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Je vous en suis redevable. Aussi je ne perds pas une occasion de vous en marquer ma reconnaissance et de vous faire plaisir. J’ordonne beaucoup de remèdes.

MONSIEUR BOLUS.

Oh ! pour cela, oui.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Je purge votre boutique de toutes vos drogues inutiles quand il s’agit de faire entrer dans mes ordonnances des drogues chères, je ne manque pas d’en mettre toujours cinq ou six scrupules plus qu’il ne faut.

MONSIEUR BOLUS.

Et Moi j’en mets toujours sept ou huit moins que vous n’en ordonnez. Par-là je sauve la vie au malade, et conserve votre réputation.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

De plus, comme nous en sommes convenus, j’ordonne des remèdes imaginaires, que je dis qu’on ne trouve que chez vous. Je loue la bonté, la propreté et la fidélité de vos compositions.

MONSIEUR BOLUS.

De mon côté je ne m’épargne point à vous louer. Je rapporte de vous des cures extraordinaires, dont j’assure avoir été témoin.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

C’est ainsi qu’il faut en user.

MONSIEUR BOLUS.

Et je vous envoie tous les malades qui viennent dans ma boutique, en vous élevant jusqu’aux nues, et en décriant tous les autres médecins de Paris sans exception.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Enfin, nous nous rendons mutuellement tous les services qu’un médecin et un apothicaire bien unis ont coutume de se rendre. Oh ! çà, pour achever de cimenter notre amitié, vous ne devinerez jamais ce que je me suis avisé de faire. J’ai mis dix mille francs à la tontine.

MONSIEUR BOLUS.

À la tontine, vous !

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Non sur ma tête ; mais sur celle d’un garçon de soixante ans, a qui vous n’en donneriez pas quarante. C’est le parent d’un de mes fermiers ; un homme d’une complexion vigoureuse, et qu’il a fortifiée encore par quelques campagnes qu’il a faites, tant en Allemagne qu’en Italie.

MONSIEUR BOLUS.

Hé bien ?

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

J’ai placé mon argent sous son nom ; après quoi, nous avons passé, par-devant notaire, un bon acte, par lequel il me cède à moi et aux miens, tout ce qui doit lui revenir de la tontine : comme ce mon côté je m’engage à le nourrir chez moi toute sa vie.

MONSIEUR BOLUS.

Cela n’est pas mal imaginé.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Un garçon de cette nature-là entre mes mains deviendra immortel.

MONSIEUR BOLUS.

Il n’en faut nullement douter.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Mais, supposons qu’il ne vive que... mettons les choses au pis-aller, cent ans, par exemple.

MONSIEUR BOLUS.

Au pis-aller, oui, cent ans.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

N’est-il pas certain que, dans quinze ou vingt ans ci ici, il se trouvera doyen de sa classe ?

MONSIEUR BOLUS.

Selon toutes les apparences.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Cinq ans après, il ne restera plus que lui. Par conséquent je jouirai de tout le revenu pendant vingt bonnes années.

MONSIEUR BOLUS.

Ce raisonnement est clair. Ah ! que vous avez fait un bon emploi de votre argent ! Quand vous l’auriez mis au denier deux, il ne ferait pas mieux placé.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Je suis ravi que vous approuviez ce projet de fortune. Vous y êtes intéressé au moins ; car j’ai résolu de vous faire épouser ma fille.

MONSIEUR BOLUS.

Monsieur, c’est un honneur que...

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Laissons-là les compliments. Et, pour dot, je vous donne la moitié de ce revenu immense qui ne saurait nous échapper. Je vais vous faire voir le garçon dont il s’agit. Vous conviendrez que c’est une pâte d’homme excellente.

Il rentre chez lui pour un moment.

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR BOLUS, seul

 

Que ce docteur a d’esprit ! il y a des gens qui le croient un peu fou, mais ce qu’il vient de faire, va bien les désabuser.

 

 

Scène V

 

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, MONSIEUR BOLUS, AMBROISE.

 

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, revenant avec Ambroise, à Monsieur Bolus.

Considérez-moi ce garçon-là. Vit-on jamais de corps mieux proportionné ?

MONSIEUR BOLUS, à Monsieur Trousse-Galant.

Non ; il a tout l’embonpoint nécessaire.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Que dites-vous de ces yeux ?

MONSIEUR BOLUS.

Ah ! qu’ils sont vifs !

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Comment trouvez-vous sa charnure ?

MONSIEUR BOLUS.

Admirablement belle.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, à Ambroise.

Ouvre la bouche.

À Monsieur Bolus.

Voyez ces dents : quelles font faines et bien rangées !

MONSIEUR BOLUS.

Il n’en a pas perdu une.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, à Ambroise.

Fais un peu entendre ta voix.

AMBROISE.

Hem, hem, hem.

MONSIEUR BOLUS.

C’est un tonnerre ! La bonne constitution !

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, à Monsieur Bolus.

Tâtez-lui le pouls. Il l’a ferme et toujours égal.

MONSIEUR BOLUS.

Il a tous les signes d’une longue vie.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Regardez cette poitrine.

MONSIEUR BOLUS.

Quelle largeur ! Que vous avez fait là une bonne affaire, monsieur le docteur !

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Nous allons nous enrichir, monsieur Bolus.

MONSIEUR BOLUS.

C’est un Pérou que nous avons là.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, à Ambroise.

Parle, Ambroise, dis-moi, hier au soir, lorsque tu te mis au lit, fus-tu longtemps sans t’endormir ?

AMBROISE.

D’abord que j’eus la tête sur le chevet, crac, je m’assoupis.

MONSIEUR BOLUS.

Sommeil aisé.

AMBROISE.

Et je ne me suis réveillé que fort tard ce matin.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Et profond ; avec un appétit toujours égal, et que j’ai soin de soumettre aux règles de la sobriété.

AMBROISE.

Oh ! pour cela, monsieur le docteur, vous me faites vivre bien sobrement...

Il baille.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Comme il bâille ! Hom ! Ce bâillement ne signifie rien de bon. Cela dénote une plénitude de vaisseaux, la tension des muscles, l’extension du diaphragme avec un épanchement irrégulier des esprits animaux. Il faut remédier à ce dérangement par une copieuse saignée.

AMBROISE, d’un ton pleureur.

Encore une saignée, miséricorde !

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Précédée d’un lavement composé de plantes émollientes, pour empêcher que les sucs grossiers ne succèdent au sang que l’on doit tirer. Allez vite, monsieur Bolus, préparez vous-même ce clystère, et l’apportez.

MONSIEUR BOLUS.

Je serai bientôt de retour.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Le plus tôt qu’il vous sera possible. L’affaire est sérieuse, et veut de la diligence.

Monsieur Bolus sort.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, AMBROISE

 

AMBROISE.

Ne vous lasserez-vous point de me tourmenter, monsieur le docteur ? Il n’y a pas trois jours que je suis entre vos mains, et vous m’avez déjà fait saigner deux fois.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Le sang n’est pas nécessaire à la conservation de la vie. Je sais ce que je fais. J’ai plus d’intérêt que tu vives que toi-même. Écoute, mon ami. Aussitôt que tu auras été saigné, je te ferai bien déjeuner.

AMBROISE.

Ah ! bon pour cela.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Je te veux donner quelque chose d’appétissant. Que mangerais-tu bien, par exemple ?

AMBROISE.

Je mangerais bien d’une bonne fricassée de pieds de mouton.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Fi ! quel mauvais génie te pousse à désirer un aliment si détestable. C’est une chair visqueuse et adhérente à l’estomac.

AMBROISE.

Il me semble pourtant avoir ouï dire que les apothicaires en faisaient des gelées.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

D’accord. Mais, entre nous, ils les vendent et les font passer pour des sucs et des précis de viandes exquises.

AMBROISE.

Hé bien, faites-moi mettre à la broche une bonne oie.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Rien n’est plus indigeste.

AMBROISE.

Donnez-moi donc des saucisses de cochon.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Cela est trop salé.

AMBROISE.

Trop salé, trop doux, trop cru, trop cuit ; que diable voulez-vous donc que je mange ?

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Une once de fromage mou.

AMBROISE.

Du fromage mou !

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Avec deux ou trois verres de tisane hépatique.

AMBROISE.

Je suis mort. Je suis enterré.

 

 

Scène VII

 

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, AMBROISE, FROSINE

 

FROSINE.

Monsieur, il y a là-bas un homme qui demande à vous parler.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, sortant.

Voyons ce qu’il nous veut.

 

 

Scène VIII

 

AMBROISE, FROSINE

 

AMBROISE, soupirant.

Ahi !

FROSINE.

Tu soupires ! d’où vient cela, mon pauvre Ambroise ?

AMBROISE.

On va me saigner encore et me donner...

Il fait le geste de donner un lavement.

FROSINE.

Qu’as-tu donc ?

AMBROISE.

On dit que j’ai l’extension du diaphragme, les muscles, et je ne sais combien d’autres maux encore ; et si pourtant je ne sens rien de tout cela.

FROSINE.

Tant pis, mon ami, tant pis, quand on ne sent point son mal.

AMBROISE.

Depuis que je suis dans cette maison, j’ai perdu plus de sang que dans toutes mes campagnes.

FROSINE.

Je le crois.

AMBROISE.

Monsieur Trousse-Galant prétend me faire survivre à toute ma classe ; mais s’il continue à me traiter comme il fait, il ne touchera pas seulement le premier quartier.

FROSINE.

La chose est possible.

AMBROISE.

Dites plutôt assurée. Quand j’échapperais à la saignée, je n’échapperai point à la diète.

FROSINE.

Il est constant que la frugalité règne dans tes repas.

AMBROISE.

Hé ! comment diable y résister ? Il me tient enfermé et me traite en malade. Il rogne et compte mes morceaux. Il me défend même le vin. Maugrebleu de ses principes ! Il ferait mieux de laisser agir la nature.

FROSINE.

En effet, défendre le vin à un rentier de la troisième classe, c’est défendre les femmes à un homme de la seconde.

AMBROISE.

Frosine, ma chère Frosine, es-tu capable de pitié ?

FROSINE.

Sans doute ! Que puis-je faire pour toi ?

AMBROISE.

Tu disposes de tout dans la maison. Si tu voulais me donner une bouteille de vin, je te devrais la vie.

FROSINE.

Le ciel m’en préserve ! Puisqu’on t’interdit le vin, c’est une preuve que le vin t’est contraire.

AMBROISE, à genoux.

Je t’en conjure à genoux.

FROSINE.

Prière inutile.

AMBROISE.

Donne-moi seulement une chopine.

FROSINE.

Pas une goutte.

AMBROISE.

Ah ! cruelle ! si je n’avais que vingt-cinq ans, tu m’offrirais la clef de la cave.

FROSINE.

Je n’en voudrais pas jurer.

 

 

Scène IX

 

AMBROISE, FROSINE, MONSIEUR TROUSSE-GALANT

 

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Voyant Ambroise aux genoux de Frosine. Oh ! oh ! monsieur Ambroise, comme vous vous passionnez ! tudieu ! ce n’est pas ainsi qu’on doit se préparer à recevoir un lavement. Allons, retournez à votre chambre, et vous y tenez tranquille en attendant Monsieur Bolus. Voyez un peu le drôle ! il lui en faut vraiment !

Ambroise rentre.

FROSINE.

Vous ne savez pas, monsieur, ce qu’il me demandait à genoux ?

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Cela n’est pas difficile à deviner. Ah ! le pendard.

FROSINE.

Il croyait m’enjôler avec ses paroles douces et suppliantes ; mais je ne suis pas fille à me laisser aller.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Fort bien, Frosine, point de faiblesse humaine.

FROSINE.

Je l’aurais laissé crever plutôt que de lui rien accorder.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Il faut bien t’en garder. Je prétends qu’il vive avec une retenue...

FROSINE, à part.

Nous ne nous entendons pas.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Oh ! ça, Frosine, on me vient chercher pour aller voir un gros chantre qui a la fièvre, et qui ne veut point boire de tisane ; mais, avant que je sorte, je serais bien aise de parler à ma fille. Fais la descendre.

 

 

Scène X

 

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, seul

 

Je pourrais trouver un parti plus considérable pour Marianne que Monsieur Bolus, quelque gentilhomme ruiné, par exemple, ou quelque conseiller ; mais il me faudrait payer les dettes de l’un ou acheter la charge de l’autre, au-lieu que je me défais de ma fille à meilleur marché.

 

 

Scène XI

 

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, MARIANNE, FROSINE

 

MARIANNE.

Que souhaitez-vous de moi, mon père ?

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Vous apprendre une chose, qui, je crois, ne vous sera pas désagréable : j’ai résolu de vous marier. Je vous ai choisi pour époux un homme qui ne vous donnera que de la satisfaction ; un homme qui a toute la sagesse imaginable.

MARIANNE, en soupirant.

Ô ciel !

FROSINE, en soupirant.

Ahi !

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, regardant sa fille.

Il a toute la prudence...

MARIANNE, bas.

Que je suis malheureuse !

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, regardant Frosine.

Toute la maturité d’esprit...

FROSINE, bas.

Nous voilà bien partagées !

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Ouais. Que signifie donc ceci, s’il vous plaît ? Je ne vous ai point encore nommé le gendre dont j’ai fait choix ; je ne vous en dis que du bien, et vous faites toutes deux la grimace.

FROSINE.

Ce n’est pas le bien que vous en dites qui nous chagrine ; c’est le désagrément qui y est attaché.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Comment, le désagrément ?

FROSINE.

Eh oui, monsieur, ces bonnes qualités ne conviennent qu’à un vieillard. Faites-nous plutôt un vilain portrait de quelque joli jeune homme.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Mais, ce n’est point un vieillard que je destine à ma fille ; c’est Monsieur Bolus.

MARIANNE, avec surprise.

Monsieur Bolus !

FROSINE, sur le même ton.

Monsieur Bolus !

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Oui, Monsieur Bolus. Il n’a que cinquante ans. Ce n’est qu’à cet âge-là que l’on commence d’avoir du mérite.

FROSINE.

Un homme de mérite ne convient donc point à mademoiselle Marianne ; et je vais vous le prouver pour connaître le prix d’un époux plein de mérite et de raison, ne faut-il pas que l’épouse ait l’esprit mûr ? Or, mademoiselle ne l’a pas encore ; mais si vous lui donnez à-présent un jeune homme, dans vingt ans d’ici elle aura de la raison et un mari raisonnable.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Le beau raisonnement ! Une fille sage ne doit point examiner l’époux qu’on lui propose ; elle ne doit considérer que le plaisir de faire une chose agréable à son père. Entendez-vous, Marianne ? Qu’à mon retour je vous trouve disposée à recevoir la main de Monsieur Bolus.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

MARIANNE, FROSINE

 

MARIANNE.

L’as-tu bien entendu, Frosine ? Est-il un malheur égal au mien ? Ce n’est pas assez de perdre l’espérance d’être à Éraste, il faut encore me résoudre à devenir femme de Monsieur Bolus.

FROSINE.

La pilule est amère assurément.

MARIANNE.

Éraste, cher Éraste, quel sera ton désespoir quand tu sauras cette nouvelle !

FROSINE.

Hélas ! je crois déjà le voir qui s’afflige avec vous. Quelle vive douleur paraît dans ses yeux ! Que de pleurs coulent des vôtres ! J’en ai le frisson pour le vieil apothicaire.

MARIANNE.

Que tu plaisantes mal-à-propos.

FROSINE.

Je ne plaisante point. Je ne fais comme vous que me représenter l’avenir. Mais je le regarde dans un point de vue différent. Vous n’envisagez que le désespoir, et moi que la consolation. Je lis dans l’avenir plus agréablement que vous.

MARIANNE.

Tu te trompes, Frosine. Si je suis assez malheureuse pour être à Monsieur Bolus, j’en gémirai, sans doute, mais je remplirai mon sort. Plus j’aurai à souffrir, plus ma vertu s’affermira.

FROSINE.

Je sais bien que la vertu s’épure dans les souffrances ; mais elle s’y laisse aussi quelquefois corrompre.

MARIANNE.

J’entends du bruit. Quelqu’un vient.

FROSINE.

Eh ! mademoiselle, c’est Éraste.

 

 

Scène XIII

 

MARIANNE, FROSINE, ÉRASTE, CRISPIN

 

CRISPIN.

C’est lui-même, Frosine, et ton aimable Crispin.

FROSINE.

Vous arrivez ici, messieurs, fort à-propos pour nous aider à détourner l’orage qui nous menace. Monsieur Trousse-Galant a promis sa fille à Monsieur Bolus.

CRISPIN.

À ce vieux camard d’apothicaire qui travaille dans sa boutique avec des lunettes ?

FROSINE.

Justement.

ÉRASTE.

Cela est-il possible ?

FROSINE.

Si possible, que ce mariage se doit faire incessamment.

ÉRASTE.

Hé ! mademoiselle, vous laisserez-vous entraîner à l’autel sans faire le moindre effort en ma faveur ?

MARIANNE.

Quels efforts, Éraste, pouvez-vous attendre de moi ?

CRISPIN.

Parbleu mesdames, vous n’avez qu’à nous suivre jusqu’à notre auberge. Nos chevaux sont tous prêts... Nous vous enlèverons toutes deux.

FROSINE.

C’est bien dit. Laissons-nous enlever. Tout est pardonnable dans le premier mouvement.

MARIANNE.

Vous extravaguez, Frosine.

ÉRASTE.

Crispin, je t’en conjure, cherche dans ta tête quelque stratagème qui puisse prévenir cette union funeste.

CRISPIN.

C’est à quoi je vais rêver. Rêve aussi de ton côté, Frosine, toi qui es d’une si grande ressource pour les coups de partie.

FROSINE.

J’y consens. Échauffons-nous à l’envi l’imagination.

CRISPIN.

Hé bien ! qu’imagines-tu ?

FROSINE.

Oh ! donne-toi patience.

CRISPIN.

Peste soit de l’esprit bouché. Je ne rêve pas si longtemps, moi. J’ai déjà trouvé le meilleur expédient...

FROSINE.

Voyons.

CRISPIN.

Il n’y a qu’à brouiller Monsieur Bolus avec Monsieur Trousse-Galant. N’est-ce pas un moyen sûr de rompre le mariage qu’ils ont arrêté ensemble ?

FROSINE.

Sans contredit.

ÉRASTE.

Cela me paraît bien pensé.

CRISPIN.

N’est-ce pas ? Oh ! les ruses ne me coûtent rien.

FROSINE.

Mais tu ne dis pas de quelle manière on pourra les brouiller.

CRISPIN.

Ah ! vous avez raison. Comment pourrons-nous en venir à-bout ? Attendez. Quelque malade, depuis peu, ne serait-il pas mort entre leurs mains ?

FROSINE.

Oui, vraiment ; ils viennent d’expédier Monsieur Bonnegriffe le procureur.

CRISPIN.

Cela est heureux. Il faut dire à Monsieur Trousse-Galant que Monsieur Bolus dit que c’est l’ordonnance du médecin qui a fait mourir le malade, et l’on dira en même-temps à l’apothicaire que le médecin rejette la faute sur la composition.

ÉRASTE.

J’approuve cette idée.

FROSINE.

Elle ne vaut rien.

MARIANNE.

Pourquoi donc ?

FROSINE.

Elle ne vaut rien, vous dis-je. Monsieur Bolus et Monsieur Trousse-Galant sont intimes amis. Il y a dix ans qu’ils tuent ensemble les plus honnêtes gens de Paris, sans avoir le moindre démêlé sur cela ; et vous voulez qu’ils se brouillent pour un procureur ?

CRISPIN.

Il me vient un autre artifice. Oh ! pour celui-ci, il est immanquable. Est-il vrai que Monsieur Trousse-Galant ait mis dix mille francs à la tontine sur la tête d’un paysan ?

FROSINE.

Rien n’est plus véritable.

CRISPIN.

Tant mieux. Cela m’inspire un dessein dont je tiens la réussite infaillible. Je voudrais parler à ce paysan.

FROSINE.

Tu vois la porte de sa chambre. Tu peux entrer. Il est seul.

CRISPIN, entrant dans la chambre d’Ambroise.

Cela suffit. Laissez-moi faire.

 

 

Scène XIV

 

MARIANNE, ÉRASTE, FROSINE

 

MARIANNE.

Quel peut être le stratagème qu’il médite ?

FROSINE.

Je ne sais ; mais Crispin est un fripon des plus adroits.

ÉRASTE.

Et j’espère que Frosine secondera son industrie.

FROSINE.

De tout mon pouvoir, et comptez que si nous n’écartons pas Monsieur Bolus, nous retarderons du moins son mariage.

MARIANNE, embrassant Frosine.

Tu me rappelles à la vie, Frosine.

ÉRASTE, embrassant à son tour Frosine.

Avec quel transport je me livre à l’espérance que tu nous donnes !

FROSINE.

Je le vois bien.

MARIANNE.

Que ne te devrai-je point, si tu m’arraches à l’odieux mari que mon père me destine ?

FROSINE.

Nous vous en déferons.

ÉRASTE.

Quelle obligation ne t’aurai-je pas, si tu rends à ma tendresse la divine Marianne ?

FROSINE.

Les pauvres enfants ! ce serait grand dommage de les séparer ; ils ne demandent qu’à se joindre.

ÉRASTE.

Voici Crispin qui revient.

 

 

Scène XV

 

MARIANNE, ÉRASTE, FROSINE, CRISPIN

 

CRISPIN, au fond du théâtre, parlant à Ambroise.

Oui, tu n’as qu’à faire ce que je t’ai dit, et tu seras délivré de la tyrannie de M. le docteur. Jusqu’au revoir. Adieu.

FROSINE.

Quoi ! tu as déjà entretenu Ambroise ?

CRISPIN.

Je n’avais que deux mots à lui dire. Je l’ai prévenu. Il jouera bien son rôle, et tout ira le mieux du monde. Mademoiselle Marianne sera dès aujourd’hui débarrassée de son galant suranné, et mariée à mon maître. Et toi, Frosine, je te permets d’élever ta pensée jusqu’à ma possession.

FROSINE.

Et comment prétends-tu faire tous ces miracles ?

CRISPIN.

Je me déguiserai en colonel ; mon maître sera mon major ; et comme Monsieur Trousse-Galant ne nous connaît point, parce que toutes les fois que nous entrons ici, nous prenons le temps qu’il est chez ses malades, je viendrai le consulter sur une maladie supposée...

Après avoir parlé bas à Frosine.

Hé bien, Frosine, toi qui te connais en invention, que dis-tu de celle-là ?

FROSINE.

Je l’approuve, et c’est tout dire.

ÉRASTE.

Mais dis-nous donc ce que c’est ?

CRISPIN.

Je vous en instruirai. Retirons-nous ; les moments sont chers. Je vais tout disposer pour l’exécution de mon projet. Sans adieu, la belle. Jusqu’à tantôt, grisette. Vous, Major, suivez-moi.

Éraste et Crispin sortent.

 

 

Scène XVI

 

MARIANNE, FROSINE

 

MARIANNE.

Et tu crois, Frosine, que l’entreprise de Crispin réussira ?

FROSINE.

Indubitablement.

MARIANNE.

Ne me laisse pas languir plus longtemps ; apprends-moi...

FROSINE.

Chut. Nos amoureux ont bien fait de sortir. Voici Monsieur Bolus ; secondez-moi seulement, et feignez d’être ravie de l’épouser.

MARIANNE.

Quelle contrainte !

FROSINE.

Ne vous plaignez pas ; c’est en être quitte à bon marché.

 

 

Scène XVII

 

MARIANNE, FROSINE, MONSIEUR BOLUS

 

FROSINE.

Ah ! ah ! monsieur Bolus, nous avons appris de vos nouvelles ! Vous voulez donc épouser ma maîtresse ?

MONSIEUR BOLUS.

C’est M. le docteur qui s’est mis en tête ce mariage. Pour moi, je n’aurais jamais pensé à mademoiselle Marianne, à cause de la disproportion de nos âges.

FROSINE.

Comment, la disproportion ! Vous vous moquez, monsieur Bolus : savez-vous bien que vous avez toute la fraîcheur d’un homme de vingt-cinq ans.

MONSIEUR BOLUS.

Oh ! pour à l’égard de ça, je suis encore assez vert, oui.

Frosine lui ôte son manteau, et il paraît avec une serviette nouée autour du corps et une seringue passée dedans.

FROSINE.

Vous êtes tout aimable ; vous avez les traits réguliers, le teint beau, l’air noble, de la bonne grâce dans les manières ; et pour la taille, vous en pouvez juger, mademoiselle ; qu’en dites-vous ?

MARIANNE.

Il est fait à peindre, assurément.

FROSINE.

Cette seringue lui sied à ravir.

MARIANNE.

Elle lui convient mieux qu’une épée.

FROSINE.

Et l’écharpe la plus galante n’aurait pas meilleur air que cette serviette entortillée.

MARIANNE.

Voilà un homme bien ragoûtant.

MONSIEUR BOLUS.

Il m’est grandement doux, ma belle, d’entendre ces paroles de votre propre bouche ; elles distillent dans mon âme un sirop amoureux. Oui, mignonne, je sens naître pour vous déjà toute l’inclination que j’avais pour ma défunte femme. Ne vous a-t-on pas dit, pouponne, de quelle façon nous vivions ensemble, mon épouse et moi ?

MARIANNE.

Non, je vous assure.

MONSIEUR BOLUS.

C’était une union parfaite que la nôtre.

FROSINE.

Contez, contez-nous cela, s’il vous plaît, monsieur Bolus : c’est ma folie que d’entendre parler de bons ménages ; ils sont si rares !

MONSIEUR BOLUS.

Madame Bolus avait pour moi une affection toute cordiale.

FROSINE.

Vous la méritiez bien, vraiment.

MONSIEUR BOLUS.

De mon côté, pour correspondre à sa tendresse, j’avais un soin tout particulier de sa santé. Je n’attendais pas qu’elle fût malade pour lui bâiller des remèdes ; tous les jours, par précaution, je lui faisais prendre quelque médecine.

FROSINE.

Le charmant petit homme !

MONSIEUR BOLUS.

Dès qu’elle avait le moindre mal, je redoublais mes soins et mes recettes. Hélas ! la pauvre femme ! elle n’a pas vécu longtemps.

FROSINE.

Je le crois bien.

MONSIEUR BOLUS.

Elle était d’une complexion trop délicate ; mais si elle est morte, je vous proteste que cela n’est pas faute de remèdes.

FROSINE.

Non ; c’est plutôt la faute des remèdes.

MONSIEUR BOLUS.

Tant qu’il lui est resté un souffle de vie, je ne lui ai point épargné les drogues de ma boutique.

FROSINE.

Ah ! mademoiselle, quel mari !

MARIANNE.

Il est bien digne des sentiments que j’ai conçus pour lui.

MONSIEUR BOLUS.

Vous me flattez, mon ange.

FROSINE.

Non, monsieur, je vous jure qu’elle ne vous flatte point.

MONSIEUR BOLUS.

J’aurai pour vous, bouchonne, les mêmes soins et la même attention que j’ai eus pour la défunte.

MARIANNE.

Que cette promesse est engageante !

MONSIEUR BOLUS.

Tous les jours, soir et matin, je vous donnerai quelque petite douceur.

FROSINE.

Cela lui fera plaisir.

MONSIEUR BOLUS.

Adieu, bel astre ; je suis obligé de vous quitter pour aller trouver Ambroise. Que j’ai d’impatience de vous voir annexée à ma personne ! Quand j’y pense seulement, j’en suis tout joyeux.

FROSINE.

Vous aimez les plaisirs de l’imagination.

MONSIEUR BOLUS.

Oui ; mais j’aime encore mieux les plaisirs topiques.

FROSINE, à part.

Le vieux coquin !

 

 

Scène XVIII

 

MARIANNE, FROSINE

 

MARIANNE.

Frosine, quel mortel ! j’ai pour lui plus d’aversion que je n’ai d’amour pour Éraste.

FROSINE.

Vous le haïssez donc bien ?

MARIANNE.

Plutôt que de l’épouser, je me sens capable de me porter aux dernières extrémités.

FROSINE.

Soyez toujours dans cette disposition ; elle ne nous sera pas inutile, si nous ne pouvons faire les choses plus honnêtement.

MARIANNE.

Tais-toi, folle. Mon père vient.

FROSINE.

Continuons à dissimuler.

 

 

Scène XIX

 

MARIANNE, FROSINE, MONSIEUR TROUSSE-GALANT

 

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Hé bien, Frosine, dans quelle résolution est votre maîtresse ?

FROSINE.

Dans la résolution de vous obéir. Oh ! vraiment nous avons bien changé de sentiment depuis tantôt. Nous avons fait attention aux discours judicieux que vous nous avez tenus. Savez-vous bien, monsieur, que vous nous avez mises dans le goût des vieillards.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, souriant.

Tout de bon.

FROSINE.

Demandez à monsieur Bolus de quelle manière nous l’avons reçu. Nous n’avons présentement des yeux que pour la vieillesse.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Je ne sais si tu parles sérieusement ; mais, dans le fond, il est certain qu’un homme d’un âge un peu avancé vaut mieux que...

FROSINE.

Cent mille fois. Je voudrais qu’on me présentât d’un côté quelque beau vieillard, et de l’autre un jeune morveux de mousquetaire. Je ne balancerais pas, monsieur, je vous l’assure.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

En effet, un vieillard a mille complaisances pour sa femme.

FROSINE.

Eh ! oui ; au-lieu qu’un jeune homme n’en a que pour celle de son voisin. Le vieux mari nous laisse son bien en mourant, et l’autre ne meurt souvent qu’après avoir mangé le nôtre.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Cette fille quelquefois ne raisonne pas mal. Enfin, Marianne, je suis ravi que vous n’ayez plus de répugnance à épouser Monsieur Bolus.

MARIANNE, bas.

Ah ! que plutôt mille coups de poignard...

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Que dit-elle entre ses dents de coups de poignard, Frosine ?

FROSINE.

Elle dit qu’elle se poignardera, monsieur, si on ne lui donne Monsieur Bolus. Elle en est folle, au moins.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Voilà une passion qui lui est venue bien brusquement !

FROSINE.

Et une passion légitime encore !

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Mais c’est une fureur, Frosine.

FROSINE.

Assurément. Quand vous lui auriez défendu d’aimer Monsieur Bolus, elle ne l’aimerait pas davantage.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Quels gens viennent ici ?

FROSINE.

Ce sont deux espèces d’officiers.

 

 

Scène XX

 

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, MARIANNE, FROSINE, ÉRASTE et CRISPIN déguisés

 

CRISPIN.

Je cherche Monsieur Trousse-Galant. On dit que c’est une figure boursoufflée, une figure ténébreuse. II faut que ce soit vous.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

C’est moi-même.

CRISPIN.

Ah ! monsieur, que je vous embrasse. Comment on ne parle que de vous dans le monde ! on dit que vous êtes un habilissime, et que vos ordonnances sont écrites en beau latin.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Monsieur !

CRISPIN.

Hé ! qui sont ces aimables personnes ?

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

L’une est ma fille, et l’autre sa suivante.

CRISPIN va pour les embrasser.

Pour vous montrer que j’honore tout ce qui vous appartient, je veux aussi les embrasser.

MARIANNE, le repoussant.

Tout beau, monsieur l’officier.

FROSINE.

Vous nous prenez pour vos hôtesses.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Ces gens-là sont bien familiers.

CRISPIN.

N’avez-vous qu’une fille ?

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Non, monsieur.

CRISPIN.

Tant pis. Quand elles sont tournées comme celle-là, la marchandise est de défaite.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Aussi vais-je, Dieu aidant, la marier à un apothicaire de mes amis.

CRISPIN.

Fort bien. Vos malades n’ont qu’à s’attendre à beaucoup de clystères et de purgations.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Ils n’en manqueront pas.

CRISPIN.

Plus je regarde votre fille, et plus je trouve qu’elle vous ressemble.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Vous vous moquez.

CRISPIN.

Foi de héros, c’est votre portrait en miniature ! vous avez tous deux les mêmes yeux, quoique de couleur différente. Son petit nez deviendra grand comme le vôtre ; visage ovale, visage long, il faut avouer qu’il y a des ressemblances étonnantes dans certaines familles.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Venons, s’il vous plaît, monsieur, à ce qui vous amène ici.

CRISPIN.

Vous avez là une servante qui me lorgne. Il faut que je sois né pour faire le bonheur d’une soubrette ; car elles m’agacent toutes.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Monsieur, de grâce, dites-moi qui vous êtes ?

CRISPIN.

Je suis colonel, et vous voyez avec moi mon major. Je viens vous consulter sur une maladie.

MARIANNE, s’en allant.

Adieu, monsieur le colonel.

CRISPIN.

Pourquoi vous en allez-vous, les belles ?

FROSINE.

Nous ne voulons point entendre la conversation d’un officier qui consulte un médecin.

 

 

Scène XXI

 

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, ÉRASTE, CRISPIN

 

CRISPIN.

Je vous dirai, monsieur, sans me vanter, que je suis autant estimé dans nos troupes, que redouté chez les ennemis.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

J’en suis bien aise, et je vous en félicite.

CRISPIN.

Quand il y a quelque coup hardi à tenter, on en honore mon audace. Demandez-le plutôt à mon major.

ÉRASTE.

Cela est vrai.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Je le veux croire.

CRISPIN.

J’ai donc de la gloire de reste et de la réputation tant qu’il vous plaira ; mais vous savez le corps que n’est pas de fer.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Je vous en réponds.

CRISPIN.

Je rapporte d’Allemagne un asthme que j’ai gagné en poursuivant les ennemis.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

La cause de votre mal est glorieuse.

CRISPIN.

Voici de quelle manière cet accident m’est arrivé : Je rencontre un parti ennemi ; je l’attaque ; il résiste ; je redouble mes efforts ; il plie et prend enfin la fuite. Je le poursuis ; mais tout-à-coup je me sens obligé de m’arrêter. L’haleine me manque ; je bats des flancs. On dit que j’avais les avives ; c’était un asthme ; comme en effet, je suis asthmatique depuis ce temps-là.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, bas.

Il vient me consulter pour se divertir ; mais je veux me moquer de lui à mon tour...

Haut.

Vous souhaitez un remède qui vous soulage ?

CRISPIN.

Bien entendu.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

J’en ai d’infaillibles que je pourrais vous enseigner ; mais je me fais un scrupule de vous guérir.

CRISPIN.

D’où vient ?

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Je vous conseille de garder votre asthme pour solliciter une pension.

CRISPIN.

Je suivrai votre conseil.

 

 

Scène XXII

 

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, CRISPIN, ÉRASTE, AMBROISE, MONSIEUR BOLUS, la seringue à la main

 

AMBROISE, fuyant devant Monsieur Bolus.

Au meurtre ! à l’aide ! au secours ! au feu !

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Pourquoi tous ces cris ?

MONSIEUR BOLUS.

Il a beau faire. Il faudra bien qu’il en passe par-là.

CRISPIN, regardant avec attention Ambroise.

Que vois-je ? Voilà un visage qui ne m’est pas inconnu. Oui, ma foi, c’est lui justement, c’est La Rose. Major ne le reconnaissez-vous pas ?

ÉRASTE.

C’est La Rose lui-même, qui a servi dans notre régiment, et qui a déserté.

AMBROISE.

Hé ! oui, messieurs, c’est moi. Je vous en demande pardon.

CRISPIN.

Ah ! lâche, le hasard te trahit et t’offre à ma vengeance.

AMBROISE.

Mon colonel, ayez pitié de moi.

CRISPIN.

Dis-moi, maroufle, pourquoi tu as quitté sans congé le régiment ?

AMBROISE.

Mon capitaine me donnait tous les jours tant de coups de bâton, que je n’ai pu y résister.

CRISPIN.

Comment, ventrebleu ! abandonner le champ de Mars pour avoir reçu des coups de bâton ! Pour te venger de ton capitaine, que n’attendais-tu un jour de bataille ?... Holà, major, faites entrer La Furie et ses camarades qui sont à la porte.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, à Ambroise.

Tu ne m’avais pas dit, fripon, que tu avais déserté.

AMBROISE.

Je n’ai jamais osé vous le dire, monsieur.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, à lui-même.

Dans quel embarras ce misérable me jette !

 

 

Scène XXIII

 

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, ÉRASTE, CRISPIN, MONSIEUR BOLUS, AMBROISE, TROUPE DE SOLDATS

 

UN SOLDAT.

Qu’y a-t-il, mon colonel ?

CRISPIN.

Il faut tout à l’heure faire passer cet homme-là par les armes.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Monsieur, je vous prie de lui pardonner.

MONSIEUR BOLUS.

Nous vous en supplions.

CRISPIN.

Je suis fâché, messieurs, de ne pouvoir vous accorder sa grâce. Mais quand il s’agit de punir le mépris de la discipline militaire, je suis inexorable.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Je vous guérirai de votre asthme.

CRISPIN.

Il veut m’ôter ma pension.

MONSIEUR BOLUS.

Je vous fournirai gratis tous les remèdes dont vous aurez besoin pendant votre quartier d’hiver.

CRISPIN.

Non, non ; qu’on m’expédie ce drôle-là sans différer davantage. Vous allez voir, messieurs qu’un pauvre diable entre mes mains ne languit pas plus longtemps qu’entre les vôtres.

 

 

Scène XXIV

 

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, MONSIEUR BOLUS, ÉRASTE, CRISPIN, AMBROISE, MARIANNE, FROSINE

 

FROSINE.

Quel bruit est-ce que j’entends ? quel tintamarre faites-vous donc ici ?

AMBROISE.

Intercède pour moi, Frosine. On veut me faire mourir pour avoir déserté.

FROSINE.

Eh ! messieurs, que ne le laissez-vous entre les mains de Monsieur Trousse-Galant ?

MARIANNE.

Accordez-nous sa vie, monsieur le colonel.

CRISPIN.

Point de quartier.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Laissez-vous fléchir.

FROSINE.

Nous vous en conjurons tous.

CRISPIN.

Qu’on ne me rompe plus la tête. Gardes, qu’on le saisisse.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT, bas.

Je vois bien qu’il en faut venir au fait avec ces gens-ci...

Haut.

Écoutez, monsieur le colonel, je vais vous compter une centaine de pistoles ou environ, et qu’il n’en soit plus parlé.

CRISPIN.

Je suis un homme incorruptible.

FROSINE.

Quoi ! monsieur, vous pouvez résister à l’éclat de l’or et d’une belle solliciteuse ?

CRISPIN.

Comment, si je puis résister ! Me prenez-vous pour un homme de robe ?

FROSINE.

Monsieur Trousse-Galant a mis dix mille francs à la tontine sur la tête de ce garçon-là.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Oui. Voilà pourquoi nous nous intéressons pour lui.

CRISPIN.

Je n’y saurais que faire.

FROSINE.

Si vous voulez lui ôter la vie, faites-nous donc périr avec lui.

CRISPIN.

Eh bien, soit ! qu’on les fasse tous passer par les armes.

FROSINE.

Attendez, monsieur le colonel, il me vient dans l’esprit un moyen d’accommoder les choses.

CRISPIN.

Quel moyen ?

FROSINE.

Épousez ma maîtresse.

CRISPIN.

Qui ? moi ! Ah ! parbleu, ma mie, si vous n’avez pas d’autre tempérament à nous proposer, La Rose va passer le pas.

ÉRASTE.

Oh ! c’en est trop, mon colonel. Vous devriez vous rendre à cette condition.

CRISPIN.

Cela est aisé à dire, major ; mais si vous étiez à ma place, le rang de colonel vous ferait tenir un autre langage.

ÉRASTE.

Non, foi de major.

CRISPIN.

Hé bien, épousez-la, et je consens à ce prix d’accorder la grâce au déserteur.

FROSINE, à Éraste.

Allons, monsieur le major, considérez les charmes de ma maîtresse.

AMBROISE.

Épousez-la, monsieur le major.

ÉRASTE.

J’ai peu de goût pour le mariage ; mais pour faire plaisir à monsieur le docteur, je veux bien épouser sa fille, pourvu qu’on me donne une dot considérable. Il n’est pas juste que je prenne une femme qui ne m’apporte rien.

CRISPIN.

Il a raison, docteur. Il faut par reconnaissance lui faire quelque petit avantage. Cédez-lui par exemple, dès à présent la jouissance de tous vos biens.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Je suis votre serviteur. J’aime mieux qu’Ambroise meure. J’en serai quitte à meilleur marché.

FROSINE.

Monsieur le major, vous paraissez généreux. Prenez ma maîtresse aux mêmes conditions qu’on la voulait donner à Monsieur Bolus ; c’est-à-dire, pour la moitié du revenu des dix milles francs que M. le docteur a mis à la tontine sur la tête d’Ambroise.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Passe pour cela.

ÉRASTE.

Pour me prêter à l’accommodement, je veux bien y consentir.

MONSIEUR BOLUS.

Et moi, je ne m’y oppose point. Je vous rends votre parole, monsieur le docteur.

Il sort.

AMBROISE.

Oui ; mais qui me nourrira, du beau-père ou du gendre ?

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Ce sera moi. Je te gouvernerai comme j’ai commencé.

AMBROISE.

Cela étant, j’aime mieux passer par les armes.

ÉRASTE.

Non, Ambroise, non ; je me charge de toi. Monsieur le docteur, j’aurai soin de sa santé ; elle sera mieux entre mes mains qu’entre les vôtres.

CRISPIN.

Il me prend tout-à-coup fantaisie de me marier aussi et d’épouser cette fille-là...

Montrant Frosine.

MONSIEUR TROUSSE-GALANT.

Quoi ! monsieur le colonel, vous voulez épouser la suivante après avoir refusé la maîtresse ?

FROSINE.

Pourquoi non ?

CRISPIN.

Je l’ennoblis. Touche là, Frosine ; de soubrette je te fais femme de qualité.

FROSINE.

La métamorphose n’est pas neuve.

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